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Classes et frontières .2. les « âmes moyennes »

Le borametz
Emblemes sacrez sur le tres-saint et très-adorable sacrem... Afficher la suite de la légende

Le borametz
Emblemes sacrez sur le tres-saint et très-adorable sacrement de l’Eucharistie / Augustin Chesneau. - Paris : Florentin Lambert, 1667 (collection particulière)

Le Père Chesneau récupère la description de l’agneau de Scythie (ou borametz) selon Odoric de Pordenone et confie au dessinateur et graveur Albert Flamen le soin de le représenter. La multiplication des borametz sur la pente de la colline, page gauche, est chargée d’une intention polémique à l’encontre des protestants : il s’agit d’affirmer implicitement le dogme de l’ubiquité du Christ, qui explique sa présence en tous lieux à la fois où l’on célèbre la messe. De même, dans le commentaire que l’on peut lire page droite, le vêtement doux et soyeux que l’on tire de la peau du plant’animal fait allusion à la parabole des noces : la paraphrase catholique en effet a l’habitude d’interpréter la robe nuptiale que doivent revêtir les convives comme une métaphore des œuvres et il s’agit de mettre en avant le rôle de la Charité, contre les protestants qui donnent la prééminence à la Foi.

Le borametz
Principales merveilles de la nature... / Louis de Mailly. – Amsterdam : Paul Marret, 1726 (Poitiers, Bibliothèque universitaire, Fonds ancien, FAP 4618)

Un paresseux
Oeuvres / Ambroise Paré ... - Paris : Gabriel Buon, 1585 (Poitiers, Bibliothèque universitaire, Fonds ancien, Méd. 22)

Le mot tupi « haiit », que Thevet a rapporté de son expédition au Brésil en 1556 en même temps qu’une dépouille de l’animal, a donné notre « aï » bien connu des cruciverbistes. Le portrait de l’aï ou paresseux en fait un être proprement monstrueux, un animal composite, une chimère : c’est un quadrupède qui tient d’abord du singe, et la proximité avec l’homme est aussitôt soulignée, comme le faisait Aristote dans son Histoire des animaux. Cette sorte d’entre-deux est encore compliquée par l’affinité de cet animal bizarre avec l’air : comme les oiseaux, ajoute Thevet, il passe la majeure partie de sa vie dans les arbres, et comme le caméléon il se nourrit de vent. Cette forme animale est donc un comble, et au même titre que le monstre d’Afrique qui figure à la suite, l’aï démontre que la Nature, « chambrière de Dieu » comme aime le dire Paré, « s’est jouée pour faire admirer la grandeur » de la Création.

Un cynocéphale
Geographiae… libri VIII / Ptolémée. – Bâle : Heinrich Petri, 1552 (Poitiers, Bibliothèque universitaire, Fonds ancien, XVIg 1709)

Entre les quadrupèdes et les hommes – entre âme sensitive et âme raisonnable – Aristote place le singe, et tout particulièrement le babouin et le cynocéphale. On s’accorde à reconnaître dans le babouin l’orang-outang, et dans le cynocéphale le magot, dont le faciès vaguement humain est déparé par des canines proéminentes. Le cynocéphale est aussi l’être monstrueux et sanguinaire dont saint Augustin a accrédité l’existence aux confins du monde connu, ce pour quoi il peut venir peupler les marges des cartes, parmi les Sciapodes qui, comme leur nom l’indique, se font de l’ombre avec leur pied, les Blemmyes dépourvus de tête et de cou, et les Pygmées qui, depuis Homère, passent leur temps à guerroyer contre les grues. Les récits de voyage en pays peuplés de cannibales projettent régulièrement la figure du cynocéphale sur la représentation des indigènes.

Parcours standard

Chauve-souris, poisson volant et oiseau aquatique ne sont pas vraiment des êtres de cauchemar pour l’homme de la Renaissance. Êtres mal classables, certes, mais surtout êtres intermédiaires, ils sont pensés comme la preuve qu’il n’y a pas de rupture entre les règnes de la Création, une Création continue et harmonieuse depuis l’inanimé jusqu’à l’ange. Une espèce animale aussi monstrueuse, aussi chimérique, au sens propre du terme, que le paresseux, conduit A. Paré à célébrer la toute-puissance de Dieu, ainsi démontrée dans la prodigieuse diversité des êtres qui peuplent la Création.

La continuité de la Création est encore manifestée par des formes qui tiennent le milieu entre deux des trois grandes classes d’êtres vivants, le règne végétal, le règne animal et les humains.

C’est à nouveau Aristote qui est à l’origine de ce grand principe de classification des êtres selon leur capacité à développer leur organisme, à se mouvoir et à produire de la pensée : soit trois sortes d’êtres vivants, commandés par une âme végétative pour les végétaux, plus une âme sensitive pour les animaux, plus une âme raisonnable pour les hommes. Mais ce cadre ne parvient pas à rendre compte de façon satisfaisante d’un certain nombre d’êtres intermédiaires qui incarnent la notion d’âme moyenne, et dont le modèle est l’huître. Si l’organisation de sa structure en fait bien un animal, dans la mesure où, fixée à son rocher, l’huître ne se déplace pas, et dans la mesure où elle est pratiquement insensible, dit Aristote, il faut la considérer comme un végétal. Philon le Juif appelle un tel moyen terme entre règne végétal et règne animal un zoophyte ; Théodore de Gaza décalque le terme grec en proposant le latin plantanimalium, que la Renaissance adoptera en français sous la forme « plant’animal ».

L’exemple le plus étonnant de ces plant’animaux est sans doute le borametz ou Agnus Scythicus, que voyageurs et scientifiques décrivent comme un mouton relié par le nombril à une tige qui fait de l’animal en même temps une fougère… Une tradition plus marginale, qui remonte au récit d’un moine franciscain du début du XIVe siècle, frère Odoric de Pordenone, veut que l’agneau de Scythie soit une combinaison de cucurbitacée et de mouton – un mouton-courgette, en quelque sorte…

Plant’animal, et non pas animal-plante : si l’on reconnaît un statut d’intermédiaires à de tels êtres, c’est, dans une optique chrétienne, dans le sens d’un progrès, celui d’un mouvement ascendant qui conduit de la matière à Dieu. De même il arrive, pense-t-on, que la matière engendre le vivant, la pierre donne naissance au crapaud, la boue aux rats, le bois pourri aux bernaches… Le concept de génération spontanée trouve là une cohérence, celle de la chaîne ininterrompue de la Création.

Et si la nature peut être « lue » comme le livre que Dieu adresse aux illettrés pour y reconnaître sa toute-puissance et son infinie bonté, les êtres les plus rares et les plus bizarres doivent être considérés comme des hiéroglyphes, chargés d’encoder les mystères les plus élevés. Tel est le cadre de pensée qui conduit le Père Chesneau, moine augustin du XVIIe siècle, à faire du borametz un symbole de l’Eucharistie, dans un étonnant emblème qui met le zoophyte au service de la théologie catholique de l’eucharistie et des positions de la Contre-Réforme.

Pierre Martin