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Classes et frontières .1. l’Environnement

De la macreuse
Traité des alimens de Caresme…... Afficher la suite de la légende

De la macreuse
Traité des alimens de Caresme… Tome I / Nicolas Andry.. – Paris : Jean-Baptiste Coignard, 1713 (Poitiers, Bibliothèque universitaire, Fonds ancien, FAP 228-01)

Nicolas Andry répond violemment à un Traité des dispenses de Carême de 1709, dont l’auteur, Philippe Hecquet, rappelait que dans les jours d’abstinence « l’Église ne permet que l’usage du poisson ou de ce qui en a les qualitez et la nature ». D’où, dans ce passage sur lequel le livre est ouvert, la loutre, le castor et la macreuse… Quel est donc le point commun qui les réunit ici ? – On les trouve dans les assiettes des moines dont la règle impose de s’abstenir de manger de la viande. Nulle contradiction à cela, dit Andry : le milieu de vie de ces trois « amphibies » étant l’eau, ils tiennent de la nature du poisson, ils participent du poisson. On peut donc les considérer comme des poissons, surtout quand il s’agit de passer à table : c’est évidemment valable pour tous les chrétiens tenus de respecter les prescriptions alimentaires du carême et des jours dits maigres. Cela dit, la macreuse est si malodorante, si coriace et si huileuse, que la consommer est moins de l’ordre du plaisir gustatif que de la contrition : la morale catholique est sauve.

Une chauve-souris
Oeuvres / Jacques et Paul Contant... – Poitiers : Julian Thoreau & la veuve d'Antoine Mesnier, 1628 (Poitiers, Bibliothèque universitaire, Fonds ancien, Méd. 3)

Paul Contant, collectionneur et pharmacien de Poitiers à la fin de la Renaissance, ouvrait aux visiteurs son cabinet de curiosités, à l’étage de sa maison sise au croisement des actuelles rues Arsène Orillard et de la Cathédrale. C’est ainsi que le Polonais Abraham Gölnitz, vers 1615, a eu l’occasion de voir, parmi un invraisemblable bric-à-brac, la chauve-souris géante qui figure sur cette planche gravée sous le n°18. Les gravures de Contant sont sans doute très exactes, mais les objets y figurent les uns à côté des autres sans aucun souci de proportion. Dans son récit de voyage (Ulysses belgo-gallicus, Amsterdam, 1655) Gölnitz donne à la chauve-souris naturalisée la taille d’un lièvre. Contant précise dans le catalogue exhaustif de sa collection que l’animal mesure trois pieds (presqu’un mètre) et qu’il a été trouvé « dans la grande pyramide d’Égypte ».

Des poissons volants
Oeuvres / Ambroise Paré... - Paris : Gabriel Buon, 1585 (Poitiers, Bibliothèque universitaire, Fonds ancien, Méd. 22)

Ambroise Paré cite un texte et une image de la Cosmographie de Thevet (1575) qui ont pour objet une espèce de poissons volants appelés par les Sauvages « Bulampech ». L’image est aussi chargée d’accompagner un extrait de l’Histoire d’un voyage en la terre de Bresil de Jean de Léry (1578), où il est également question de poissons volants, dont se repaissent des oiseaux qui « vivent ainsi de proye sur mer ». Ces « oyseaux marins », que l’image décontextualisée ne saurait évidemment prendre en charge, constituent une étonnante réplique au phénomène naturel que sont des poissons évoluant dans les airs. Voici la suite du texte de Léry : « Ils sont de plumage gris comme esperviers : mais combien que quant à l’extérieur, ils paroissent aussi gros que Corneilles, si est-ce toutefois que quand ils sont plumez, il ne s’y trouve gueres plus de chair qu’en un passereau : de façon que c’est merveille, qu’estant si petits de corps, ils puissent neanmoins prendre et manger des poissons plus grans et plus gros qu’ils ne sont : au reste ils n’ont qu’un boyau, et ont les pieds plats comme ceux des canes. »

Parcours standard

Longtemps appelé « hirondelle de mer », le poisson volant vérifie cette idée, que les humanistes lisaient au livre IX de l’Histoire naturelle de Pline, que chaque bête terrestre ou volatile trouve son correspondant dans la mer, « les unes, pour la grande similitude qu’elles ont avec les bêtes terrestres », précise le zoologue Pierre Belon (1553), « les autres pour ce qu’elles approchent aucunement de la nature d’icelles ». Cette nomination par analogie trouve la caution de la Bible : Adam, chargé de nommer les êtres vivants de la Création, n’a pas donné de nom aux poissons.

Mais le poisson volant ne fait pas qu’offrir une ressemblance morphologique ou comportamentale commode avec l’oiseau : voilà qu’avec ses prétendues ailes, ce « cauchemar de la nature », selon les termes de Bachelard, s’élève réellement en l’air et quitte le milieu aquatique. Comme par surenchère Jean de Léry, qui raconte la traversée maritime qui l’a conduit en 1557 jusqu’à la baie de Rio de Janeiro, ne décrit pas les poissons volants sans évoquer immédiatement après de curieux rapaces palmipèdes, auxquels il laisse la dénomination d’« oyseaux marins ». L’expression, de toute évidence, est choisie pour faire pendant à celle de « poissons volants » : de même que l’air est le milieu naturel de l’exocet, le milieu naturel de ces rapaces est l’eau.

Léry rend compte de la faune qu’il observe avec les habitudes scientifiques de son époque. À la Renaissance, la classification aristotélicienne des animaux par genre et par espèce fait bon ménage avec un autre type de classification, qui prend comme critère le milieu de vie. Ainsi la chauve-souris, comme la souris et d’autres quadrupèdes terrestres, a quatre membres, la peau couverte de poils et une queue, et la femelle est pourvue de mamelles. Il faut cependant qu’elle participe des volatiles, puisqu’elle est pourvue d’ailes et qu’elle se déplace et se nourrit dans les airs : elle mérite alors d’être classée parmi les oiseaux.

Ce jeu dans la classification des êtres (au sens où une pièce d’un système a du jeu) a été au centre de débats religieux au XVIIe siècle. Les bernaches, petites oies noires que l’on prétendait nées d’un coquillage, ou des feuilles d’un arbre au contact de l’eau de mer, ou encore de la pourriture du bois des navires, pouvaient se voir refuser le statut d’oiseaux, puisqu’elles ne naissaient pas d’un œuf… Aussi les communautés religieuses soumises à la règle d’abstinence de viande s’autorisaient-elles à en manger. Après que les découvertes des explorateurs à la fin du XVIe siècle furent venues apporter un démenti aux légendes, on a continué en France à mettre en avant l’environnement aquatique de la macreuse pour permettre aux chrétiens de la cuisiner les jours dits maigres. On a poussé le raisonnement jusqu’à considérer que le castor cessait d’être un quadrupède dans la partie de son corps qu’il s’ingénie à toujours laisser en milieu humide : il était donc permis de manger de la queue de castor en Carême !

Pierre Martin